lundi 27 avril 2009

[Nouvelle] Anophèles des bords de la Nierbe

Sur les bords de la Nierbe, Horld Sinduh contemplait les fines ramifications de la rivière qui se rejoignaient en flaques boueuses pour former l’immense biome de sa famille. Son royaume.
Né prince héritier, Horld savait qu’il dirigerait un jour ces marécages, mais il n’imaginait pas la joie et la fierté qui l’envahirait alors. Les trois ans de règne de son père prenaient fin avec le décès de celui-ci. Il était temps pour Horld de diriger son peuple.
Ses longues antennes plumeuses se tendirent au vent. Le printemps serait doux, clément, idéal pour engendrer un fils.
Il décolla pour rejoindre le groupe des femelles qui se préparaient au départ.
« Horld, êtes-vous sûr que le moment soit propice pour quitter le biome ? », susurra l’une d’entre elles.
Timide, elle baissait la trompe et frottait ses fines antennes l’une contre l’autre.
Le nouveau roi des anophèles du bord de la Nierbe ne lui répondit pas. Il l’apaisa d’une caresse et continua son chemin.
Il n’avait pas besoin d’une compagne effacée. Il n’était pas non plus comme les prophètes, avec leur soif irrépressible de conquérir de nombreuses femelles. Non. Horld Sinduh respectait la monogamie ancestrale des souverains. Il n’aurait qu’une seule compagne : la plus belle, la plus forte, l’amazone qui guidait les femelles vers le sang de la vie. Sahila Prival.
Quand elle le vit arriver, elle baissa la trompe mais son regard ne cessât de défier celui du mâle.
« Venez-vous pour l’inspection des troupes, ô mon roi ?
— Je ne te ferais pas cet affront, Sahila. Seule une femelle sait préparer des guerrières au départ.
— Alors pourquoi êtes-vous là, seigneur ? »
Ses fines antennes tendues d’excitation surplombaient ses grands yeux sans paupières.
Le cœur de Horld battit plus fort. Il savait qu’elle le désirait depuis l’éclosion. Depuis que, côte à côte, ils avaient dévoré les larves de leurs congénères pour franchir le dernier stade qui ferait d’eux des adultes. Alors que Sahila, premier témoin de l’accession de Horld au rang d’héritier, sortait à peine de l’eau, leurs regards s’étaient croisés et ils avaient attendu patiemment ce jour.
« Sahila Prival, me feras-tu l’honneur d’être ma compagne de vie ? »
Les femelles autour d’eux sifflèrent en chœur pour le bonheur du couple royal. Certaines émirent des trilles de déception.
Horld et Sahila emmêlèrent leurs antennes et leurs ailes frémirent.
« Je rapporterai le meilleur sang. Ton héritier sera grand et fort. »

Au crépuscule, le groupe de femelles s’envola vers le nord.

*

Le roi volait de long en large devant son plus ancien prophète.
« Priscus, que font-elles ?
— Elles filent entre les arbres, sentent la sueur des animaux. Elles cherchent le sang.
— Encore ! Tu me dis ça tous les jours ! »
Des ronds de fumée s’échappaient de la trompe du prophète.
Posés sur l’eau, une dizaine de petits, éclos l’année précédente, répétaient les prédictions qu’ils perpétuaient oralement d’une génération à l’autre. Des enfants de Priscus Solemnis, tous nés de mères différentes. Horld en frissonnait.
« La première ponte d’un roi n’est jamais anodine. », proposa Priscus, les yeux révulsés.
D’une antenne plumeuse, il désigna un petit qui récita :
« Car de ta première ponte naîtra l’héritier. Puisse Dastöt le protéger. »
L’une des plus anciennes prédictions. Ça n’avançait pas Horld.
« Pourquoi est-ce si long ? »
Son père attendait-il autant quand sa mère menait les amazones ?
Priscus Solemnis aspira la fumée d’un brasero où brûlaient les herbes de la transe des prophètes.
« Les scrofas se cachent cette année. Les rongeurs aussi se protègent. Tous craignent l’attaque des guerrières. Mauvais présage. Oui. Mauvais présage. »
Le roi fit vibrer ses ailes-balancier pour chasser les frissons qui le parcouraient.
Pourvu que Sahila rentre vite.

*

Le découragement naissait dans l’esprit des guerrières. Sahila elle-même ne savait plus où aller.
Alors elle prit une décision terrible : quitter la forêt. Pas pour rejoindre le biome, non – pas l’abdomen vide – mais pour chercher ailleurs.
« Allons vers l’est, déclara-t-elle. Cherchons d’autres animaux plus grands. C’est dangereux, mais il est hors de question de rentrer dans cet état. Nous sommes des guerrières du bord de la Nierbe, oui ou non ? ! »
Un vivat de sifflements suivit sa déclaration et le groupe battit des ailes à l’unisson.

*

« Priscus, que font-elles ?
— Elles survolent les prairies boueuses. Elles sentent la sueur âcre d’un animal à la fourrure rase. Elles attaquent !
— Enfin ! »
Horld se réjouit. Devait-il faire préparer le biome en vue des pontes ? Elles mettraient peut-être quelques jours à revenir…
« Il y a un problème. », gémit le prophète.
Le roi se figea.
« Le sang. Le sang est impur. »
Les yeux de Priscus tressautèrent. Ses antennes se raidirent.
« Mal. Si mal. »
Des spasmes le secouèrent. Il hoqueta de douleur et s’effondra dans la boue, sans connaissance.
Horld paniqua.
« Quelqu’un ! Vite ! Enfants du prophète ! Venez vite ! »
Une horde d’anophèles vola droit jusqu’à lui. L’agitation bourdonnante autour du corps inerte n’apaisa pas le jeune roi.
On apporta des pétales, des sels et de l’eau claire. On prépara un onguent dont on enduisit le cou du prophète. Les plus jeunes prièrent Dastöt et battirent des ailes pour rafraîchir l’air.
Priscus Solemnis s’éveilla. Horld fondit sur lui.
« Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu vu ?
— Mort et désolation.
— Les femelles ? Elles… ?
— Vont revenir. Mais pas gorgées de sang. Seule leur trompe… Je dois méditer. »
À ces mots, ses enfants se retirèrent. Priscus fit signe à deux d’entre eux de préparer d’autres herbes de transe.
Horld fut mis à l’écart avec autant de respect que possible.

*

La transe du prophète dura trois jours. Ses enfants se relayèrent pour écouter et consigner dans leur mémoire chacun de ses mots.
Les femelles revinrent, malades.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Horld à sa compagne. Qu’avez-vous donc piqué ?
— Nous l’avons trouvé endormi sur le flanc. Plus petit et plus maigre qu’un scrofas, assez vulnérable pour que nous le piquions toutes en même temps. La sueur de son dos décharné nous appelait. Dans sa gueule, entre ses dents immenses, de l’écume noire bordait ses babines. »
De la terreur et du dégoût se lisait dans les yeux de Sahila.
« Nous l’avons nommé le galeux, frissonna-t-elle. À l’instant où son sang est passé dans nos trompes, nous avons senti le poison. J’ai lancé un signal d’alerte et nous nous sommes retirées… Mais le mal est bloqué là. »
Sa trompe, alourdie et enflée penchait vers l’avant.

*

Priscus Solemnis sortit de sa transe. Il convoqua tous ses enfants et écouta les paroles décousues qu’il avait prononcées au cours des trois derniers jours. Enfin, la clarté de la prophétie lui apparut :
« Leur trompe gorgée de pourpre, prêtes à enfanter,
Les femelles seront prises d’un mal inexpliqué.
Un seul moyen pourra à jamais les sauver :
Un autre peuple ailé devra être piqué. »

Priscus livra sa prophétie au roi. Horld, à son tour, se retira pour réfléchir.
Sa compagne était au plus mal et tout son biome risquait de s’éteindre si les femelles ne pondaient pas.
« Un autre peuple ailé ? », murmura-t-il.
Il pensa aux oiseaux de la forêt, aussi dangereux qu’inaccessibles. Aux mordeurs-ailés qui parcouraient parfois les Mondes de Dastöt, la nuit. Mais aucune de ces espèces ne s’apparentait à un véritable peuple.
Alors il pria. Il pria Dastöt de lui montrer le chemin. Et, tandis qu’il priait, il se souvint de la légende d’un peuple sortit des eaux du nord : les fedeylins. L’autre peuple ailé.

*

Le vol des femelles malades fut chaotique. Certaines succombèrent en chemin. Les plus vaillantes atteignirent le village fedeylin en même temps que l’orage qui transforma le jour en nuit.
Obéissant aux ordres du roi, elles piquèrent le peuple pacifique qui vivait là ; petits êtres ailés sans défense. Elles évacuèrent le sang du galeux à chacune de leurs piqûres, comme elles le faisaient d’ordinaire avec l’anesthésiant local qui empêchait leurs proies de sentir l’attaque. Une fois libérées, elles traversèrent la forêt où elles trouvèrent assez de scrofas endormis pour se gorger de sang, puis rentrèrent au biome.
Horld Sinduh, dit le glorieux, eu bientôt un fils et les anophèles prospérèrent, ignorant ce qu’il était advenu de leurs sauveurs.

*

Au village fedeylin, l’épidémie fut foudroyante. D’abord la fièvre, puis les convulsions, prirent les petits et les vieillards. Les yeux des femelles qui les soignaient pleurèrent du sang avant qu’elles ne s’étouffent, noyées dans l’eau de leurs poumons.
Seules cinq cent âmes survécurent avec peine.





Ce texte, écrit dans le cadre d'un appel à textes contre le paludisme, n'a pas été retenu (les organisateurs cherchaient plutôt des textes pour sensibiliser et informer... bref, moins imaginaires). Je suis contente de l'avoir écrit car j'ai pu utiliser le background du peuple anophèle présent dans le cycle des fedeylins.
C'est donc une sorte de préquelle sur les ancêtres de Sperare Sinduh, qui se déroule près de trois cent ans avant le début du roman.

2 commentaires:

Blackwatch a dit…

Jolie préquelle, très intéressante! J'aime bien la manière dont tu caractérises tes personnages, et la morale de l'histoire.

N.B. Coste a dit…

Merci Blacky pour le compliment sur la caractérisation, ça me va droit au coeur !