jeudi 15 novembre 2012

[Le Premier] Premier chapitre !



Puisque vous êtes sages, chers lecteurs de ce blog, voilà le premier chapitre de mon roman en cours d'écriture "Le Premier"...


1. Frères

Un grand feu crépitait au centre du cercle de pierre. La fumée s’envolait jusqu’à une ouverture dans le plafond tressé de la hutte du chef du village de Plagne. Knud et Nerys, sa compagne, dominaient l’assemblée depuis leurs sièges en bois sculpté disposés là où l’assistance répartie de part et d’autre du feu pouvait les observer. Comme pour toutes les cérémonies officielles, Knud s’était paré de ses armes en pierre polie, de son collier en dents d’ours et de sa pelisse en fourrure noire. Des os s’entremêlaient dans la tresse de sa barbe et de la poudre sombre colorait ses paupières.
Il joignit les mains en détaillant l’assemblée, puis ouvrit la bouche, prêt à parler. Mais un bruit parasite lui fit refermer les mâchoires et froncer les sourcils : à sa gauche, Nerys, secouait son poignet pour entrechoquer ses nombreux bracelets en os, signe de son ennui. Les longs cheveux clairs, aux tresses fines mêlées de plumes et de petites perles en os, faisaient ressortir le hâle lumineux du visage doux de la compagne du chef. Sa poitrine généreuse et ses hanches rebondies étaient mises en valeur grâce à une tunique resserrée à la taille par une large ceinture de cuir d’auroch. Alanguie sur l’un des accoudoirs de son siège, elle montrait un désintérêt calculé tout en mettant ses courbes en valeur.
Knud lui lança un regard réprobateur, mais elle ne changea pas d’attitude. Elle détestait ne pas être au centre de l’attention, ce qui serait le cas dans cette double cérémonie. L’avis de la compagne du chef ne serait requis ni pour la dernière épreuve d’initiation du jeune Úrr, ni pour son annonce d’union avec Milana, l’une des filles du clan de la montagne.
Úrr attendait, assis sur ses talons, paumes sur les genoux et menton levé. Le feu éclairait ses traits épais. Il avait coiffé ses cheveux vers l’arrière et lissé sa fine moustache ainsi que sa barbe toute neuve. Il ne prêtait aucune attention au chef et à sa compagne : il ne fixait que Milana, de l’autre côté du feu.
Les cheveux sombres de la jeune femme encadraient son visage, comme un rideau à peine entrebâillé sur la fraîcheur de sa jeunesse. La tête basse en signe de soumission, Milana relevait parfois les paupières pour adresser à son futur compagnon une œillade complice.
Cela faisait toute une année qu’ils préparaient leur union. Úrr avait déjà taillé les poteaux de leur hutte, les avait transportés jusqu’à l’emplacement où lui et Milana s’installeraient tandis que la jeune femme préparait les cordes en filasse de tilleul et en clématite qui permettrait de monter l’ouvrage. Ils avaient travaillé ensemble pour coudre les plaques d’écorce qui leur serviraient de toit et préparer les rameaux de noisetiers qui formeraient la base de leurs murs. Ces jours passés l’un près de l’autre leur avaient permis de se connaître, de s’apprécier, et d’envisager leur avenir sereinement.
Úrr n’avait plus qu’une épreuve à passer pour devenir un homme, et, enfin, il pourrait s’unir à Milana. Les battements de son cœur s’accélérèrent tandis que son impatience montait. Il se tourna vers Knud, les poings serrés, prêt à crier « finissons-en ! ». Une main ferme se posa sur son épaule pour l’apaiser. Son père le connaissait bien.
— Calme-toi, fils, lui murmura-t-il.
Úrr inspira profondément, reprit sa position initiale, puis plongea son regard dans le feu pour calmer ses pulsions. Qu’on lui donne sa dernière épreuve ! Il était prêt à tout réussir.

Derrière Milana, la délégation du clan de la montagne approuva d’un hochement de tête l’intervention du père de Úrr qui leur répondit de la même manière. Il y eut un peu d’agitation parmi les derniers villageois de Plagne qui prenaient place derrière les parents de Úrr. Dans le coin réservé aux plus jeunes, des petits se poussèrent du coude en ricanant, incapables de s’assoir en silence.
— Nous allons commencer, lança Knud d’une voix forte, ce qui calma aussitôt les enfants.
Úrr redressa les épaules.
— Notre village comptera bientôt un homme de plus, se réjouit le chef. Vous connaissez déjà tous la valeur de Úrr. Il a déjà eu l’occasion de faire ses preuves à la chasse avec les guerriers les plus vaillants à de nombreuses reprises. Bientôt, il fondera son propre cheptel de bêtes pour contribuer à la croissance des troupeaux de Plagne.
Les membres de l’assemblée hochaient la tête, un sourire sur le visage. Personne ne doutait des capacités de Úrr. Même les représentants du clan de la montagne sentaient leur fierté grandir à l’idée d’unir une de leurs filles à un garçon plein d’avenir. Les parents du jeune homme s’attrapèrent les mains pour partager leur joie silencieuse de voir leur aîné mis en valeur par la communauté.
Un seul visage restait fermé, les yeux contractés de rancœur.

Vaïn, le frère cadet de Úrr, n’avait que deux hivers de moins que lui, mais il était toujours coincé avec les enfants. Tout ce qu’il voyait lui semblait injuste. Úrr ne méritait pas d’être ainsi coopté comme un homme. Ne l’avait-il pas taquiné comme un gamin, hier encore ? Sous prétexte que son aîné le surpassait dans toutes les disciplines viriles, il se permettait de le traiter comme un gosse.
« Moi aussi, je serai bientôt un homme ! »
Il croisa les bras pour contenir son air boudeur. Quand Knud avait parlé de la double cérémonie, Vaïn avait espéré que le temps de commencer son initiation était venu… mais ni le chef du village, ni son propre père n’avaient évoqué le sujet.
— Tu es encore si fragile, l’avait consolé sa mère. Tu ne supporterais pas les épreuves de l’initiation… si tu travailles une année de plus dans les champs, tu deviendras plus fort. Et tu as bien le temps de devenir un homme.
L’humiliation n’aurait pas été aussi cuisante si, au cours de la journée, sa mère n’avait pas abattu plus de travail que lui.
— Úrr, pour ta dernière épreuve d’initiation, continua Knud, nous avons choisi la tâche que nous réservons aux meilleurs d’entre nous. Tu vas partir dès la fin de cette cérémonie et tu ne reviendras que lorsque tu auras capturé le premier auroch de ton cheptel.
L’annonce fit frissonner Vaïn. Connaissant son frère – qui prenait un malin plaisir à chasser des loups et des ours pour troquer leur fourrure lors de la foire de Vauffelin – capturer un auroch serait une formalité.
Úrr cogna du poing contre sa poitrine.
— Je me montrerai digne de cette épreuve, Knud.
Les femmes de l’assemblée – Nerys la première – étouffèrent de petits cris ravis de cette réponse déterminée. Elles savaient que de nombreux chasseurs inexpérimentés avaient renoncé au bout de quelques jours, et étaient rentrés bredouilles au village. Ce n’était pas une épreuve facile, mais ceux qui la réussissaient méritaient leur place d’homme et la récompense de pouvoir enfin s’établir avec une compagne.
— Le jour de ton retour, nous nous réunirons à nouveau, expliqua Knud. Tu seras alors un homme complet aux yeux de tous.
Il se tourna vers le clan de la montagne et tendit la main pour passer la parole au doyen de leurs représentants.
— Nous n’acceptons de confier notre belle Milana qu’à un homme accompli, déclara celui-ci en posant ses larges poings sur sa taille. Même si vos familles préparent cette union depuis longtemps, échoue à cette épreuve et il te faudra chercher une autre compagne, jeune Úrr.
Úrr se frappa de nouveau la poitrine, encouragé par le sourire de Milana.
— Je ramènerai le plus grand auroch mâle des environs, et ce jour-là marquera le début de notre union.
Le doyen du clan de la montagne acquiesça, satisfait de la réponse.
— Bien, conclut Knud. Si tu prouves ta valeur et ramènes ton auroch, les autres hommes du village t’aideront à monter la hutte qui vous abritera tous deux. Les familles qui le souhaitent vous confieront des bêtes pour compléter votre cheptel, à condition que vous fêtiez dignement votre emménagement.
Il fit un clin d’œil au futur couple. Milana et Úrr échangèrent un regard, un acquiescement ravi, et répondirent d’une même voix :
— Nous remercions le village pour la prospérité de notre famille.
Tout aurait pu se terminer sur cette note joyeuse, si Vaïn n’avait pas gémi un peu trop fort.
Knud se tourna vers le coin des enfants, les sourcils froncés.
— Il y a un problème ?
Les plus jeunes pivotèrent vers la silhouette dégingandée de Vaïn. Il était grand comme un homme, mais pas plus épais qu’une branche. Son menton trop pointu n’arborait aucune pilosité, et ses cheveux coupés court à la manière des enfants lui donnaient l’air d’un idiot. Il aurait voulu se cacher quelque part pour se faire oublier, mais ses parents le foudroyaient déjà du regard. Úrr serra les poings en une menace silencieuse que Vaïn connaissait bien. « Si tu gâches mon moment, tu vas le regretter ».
Vaïn tira sur son gilet en laine de mouton, prêt à s’excuser, mais, alors qu’il ouvrait la bouche, il croisa le regard de Milana. La jeune femme lui souriait, comme chaque fois qu’il la voyait depuis qu’elle préparait son union avec Úrr.
Vaïn rougit, bredouilla, se troubla. Elle était si belle ! Il aurait tout donné pour se trouver à la place de son frère ! Y avait-il encore une possibilité d’annuler l’union ? D’empêcher Úrr et Milana d’être ensemble ?
Si seulement le clan de la montagne attendait juste encore un peu… Vaïn ferait ses preuves, lui aussi, et il pourrait prétendre devenir le compagnon de la belle !
— Hé bien ? s’impatienta Knud. Jeune Vaïn, as-tu quelque chose à dire ?
Vaïn déglutit pour se donner du courage.
— J’aimerai avoir l’autorisation d’accompagner mon frère lors de sa chasse à l’auroch, dit-il précipitamment avant de baisser la tête pour entendre la sentence et – surtout – ne pas affronter le regard désapprobateur de ses parents.
Tout le monde savait que le garçon n’avait jamais été à son aise en forêt : il se blessait souvent lors de ses cueillettes et revenait bredouille de la chasse, ce qui lui attirait les moqueries de ses proches. Les parents avaient décidé que ce second né, peu débrouillard, devrait apprendre à cultiver la terre même s’il ne montrait aucune prédisposition pour la tâche, tandis que l’aîné, plus doué en tout, élèverait du bétail.
En se joignant à la quête d’Úrr, peut-être trouverait-il un moyen de l’empêcher de réussir ? Alors Milana ne s’unirait pas à lui, et Vaïn aurait sa chance.
— Tu es impatient de devenir un homme, toi aussi, murmura Knud en tentant de juger la demande. Mais ton tour viendra bien assez tôt.
Sa voix se fit plus dure :
— La fin de l’initiation doit être solitaire, comme elle l’a toujours été. Ta demande est donc refusée, jeune Vaïn.
Úrr hocha la tête sans desserrer les mâchoires, satisfait du verdict. Plusieurs spectateurs exprimèrent leur assentiment, d’autres lâchèrent un juron de colère face à ce gamin qui osait intervenir dans une cérémonie qui ne le concernait pas. Une énorme boule de désespoir grossit dans le ventre de Vaïn.
Les discours reprirent autour des formalités de la quête et des détails pratiques de l’union à préparer, mais le jeune homme n’écoutait plus. Il laissait passer du temps pour se faire oublier. Quand il releva enfin la tête, penaud, ce fut pour découvrir Milana qui lui souriait toujours.
Sa peine fut aussitôt balayée par une conviction puissante : elle voulait qu’il réussisse, qu’il la délivre de sa promesse d’union avec un homme comme Úrr ! Tant pis pour la décision de Knud. Vaïn suivrait son frère et trouverait une solution pour l’empêcher de devenir un homme.
Il se rendit soudain compte que Úrr le fixait toujours, lui aussi. Un frisson glacé courut dans le dos de Vaïn quand il aperçut le geste furtif que son frère lui adressait : un pouce traçait un trait le long de sa gorge.
« C’est la dernière fois que tu me gênes, petit frère. »

2 commentaires:

Muriel a dit…

Mais c'est horrible de nous faire ça ! Je lis, je plonge dans l'histoire, je me réchauffe sous la hutte au coin du feu et paf, ça s'arrête !
Mais qu'est-ce que c'était bien... Alors un grand merci pour ce cadeau.

N.B. Coste a dit…

Rhôooo, merci ! Ça me touche beaucoup !

Bon, ben maintenant faut que la suite soit bien !!! Au boulot.