Puisque vous êtes sages, chers lecteurs de ce blog, voilà le premier chapitre de mon roman en cours d'écriture "Le Premier"...
1.
Frères
Un grand feu crépitait
au centre du cercle de pierre. La fumée s’envolait jusqu’à une ouverture dans
le plafond tressé de la hutte du chef du village de Plagne. Knud et Nerys, sa
compagne, dominaient l’assemblée depuis leurs sièges en bois sculpté disposés
là où l’assistance répartie de part et d’autre du feu pouvait les observer. Comme
pour toutes les cérémonies officielles, Knud s’était paré de ses armes en
pierre polie, de son collier en dents d’ours et de sa pelisse en fourrure noire.
Des os s’entremêlaient dans la tresse de sa barbe et de la poudre sombre
colorait ses paupières.
Il joignit les mains en
détaillant l’assemblée, puis ouvrit la bouche, prêt à parler. Mais un bruit
parasite lui fit refermer les mâchoires et froncer les sourcils : à sa
gauche, Nerys, secouait son poignet pour entrechoquer ses nombreux bracelets en
os, signe de son ennui. Les longs cheveux clairs, aux tresses fines mêlées de
plumes et de petites perles en os, faisaient ressortir le hâle lumineux du visage
doux de la compagne du chef. Sa poitrine généreuse et ses hanches rebondies
étaient mises en valeur grâce à une tunique resserrée à la taille par une large
ceinture de cuir d’auroch. Alanguie sur l’un des accoudoirs de son siège, elle
montrait un désintérêt calculé tout en mettant ses courbes en valeur.
Knud lui lança un
regard réprobateur, mais elle ne changea pas d’attitude. Elle détestait ne pas
être au centre de l’attention, ce qui serait le cas dans cette double
cérémonie. L’avis de la compagne du chef ne serait requis ni pour la dernière
épreuve d’initiation du jeune Úrr, ni pour son annonce d’union avec Milana, l’une
des filles du clan de la montagne.
Úrr attendait, assis
sur ses talons, paumes sur les genoux et menton levé. Le feu éclairait ses
traits épais. Il avait coiffé ses cheveux vers l’arrière et lissé sa fine
moustache ainsi que sa barbe toute neuve. Il ne prêtait aucune attention au
chef et à sa compagne : il ne fixait que Milana, de l’autre côté du feu.
Les cheveux sombres de
la jeune femme encadraient son visage, comme un rideau à peine entrebâillé sur
la fraîcheur de sa jeunesse. La tête basse en signe de soumission, Milana relevait
parfois les paupières pour adresser à son futur compagnon une œillade complice.
Cela faisait toute une
année qu’ils préparaient leur union. Úrr avait déjà taillé les poteaux de leur hutte,
les avait transportés jusqu’à l’emplacement où lui et Milana s’installeraient
tandis que la jeune femme préparait les cordes en filasse de tilleul et en
clématite qui permettrait de monter l’ouvrage. Ils avaient travaillé ensemble
pour coudre les plaques d’écorce qui leur serviraient de toit et préparer les
rameaux de noisetiers qui formeraient la base de leurs murs. Ces jours passés l’un
près de l’autre leur avaient permis de se connaître, de s’apprécier, et
d’envisager leur avenir sereinement.
Úrr n’avait plus qu’une
épreuve à passer pour devenir un homme, et, enfin, il pourrait s’unir à Milana.
Les battements de son cœur s’accélérèrent tandis que son impatience montait. Il
se tourna vers Knud, les poings serrés, prêt à crier
« finissons-en ! ». Une main ferme se posa sur son épaule pour
l’apaiser. Son père le connaissait bien.
— Calme-toi, fils,
lui murmura-t-il.
Úrr inspira
profondément, reprit sa position initiale, puis plongea son regard dans le feu
pour calmer ses pulsions. Qu’on lui donne sa dernière épreuve ! Il était
prêt à tout réussir.
Derrière Milana, la
délégation du clan de la montagne approuva d’un hochement de tête
l’intervention du père de Úrr qui leur répondit de la même manière. Il y eut un
peu d’agitation parmi les derniers villageois de Plagne qui prenaient place derrière
les parents de Úrr. Dans le coin réservé aux plus jeunes, des petits se
poussèrent du coude en ricanant, incapables de s’assoir en silence.
— Nous allons
commencer, lança Knud d’une voix forte, ce qui calma aussitôt les enfants.
Úrr redressa les
épaules.
— Notre village
comptera bientôt un homme de plus, se réjouit le chef. Vous connaissez déjà
tous la valeur de Úrr. Il a déjà eu l’occasion de faire ses preuves à la chasse
avec les guerriers les plus vaillants à de nombreuses reprises. Bientôt, il
fondera son propre cheptel de bêtes pour contribuer à la croissance des troupeaux
de Plagne.
Les membres de
l’assemblée hochaient la tête, un sourire sur le visage. Personne ne doutait
des capacités de Úrr. Même les représentants du clan de la montagne sentaient
leur fierté grandir à l’idée d’unir une de leurs filles à un garçon plein
d’avenir. Les parents du jeune homme s’attrapèrent les mains pour partager leur
joie silencieuse de voir leur aîné mis en valeur par la communauté.
Un seul visage restait
fermé, les yeux contractés de rancœur.
Vaïn, le frère cadet de
Úrr, n’avait que deux hivers de moins que lui, mais il était toujours coincé
avec les enfants. Tout ce qu’il voyait lui semblait injuste. Úrr ne méritait
pas d’être ainsi coopté comme un homme. Ne l’avait-il pas taquiné comme un
gamin, hier encore ? Sous prétexte que son aîné le surpassait dans toutes
les disciplines viriles, il se permettait de le traiter comme un gosse.
« Moi aussi, je
serai bientôt un homme ! »
Il croisa les bras pour
contenir son air boudeur. Quand Knud avait parlé de la double cérémonie, Vaïn
avait espéré que le temps de commencer son initiation était venu… mais ni le
chef du village, ni son propre père n’avaient évoqué le sujet.
— Tu es encore si
fragile, l’avait consolé sa mère. Tu ne supporterais pas les épreuves de
l’initiation… si tu travailles une année de plus dans les champs, tu deviendras
plus fort. Et tu as bien le temps de devenir un homme.
L’humiliation n’aurait
pas été aussi cuisante si, au cours de la journée, sa mère n’avait pas abattu
plus de travail que lui.
— Úrr, pour ta
dernière épreuve d’initiation, continua Knud, nous avons choisi la tâche que
nous réservons aux meilleurs d’entre nous. Tu vas partir dès la fin de cette
cérémonie et tu ne reviendras que lorsque tu auras capturé le premier auroch de
ton cheptel.
L’annonce fit frissonner
Vaïn. Connaissant son frère – qui prenait un malin plaisir à chasser des loups
et des ours pour troquer leur fourrure lors de la foire de Vauffelin – capturer
un auroch serait une formalité.
Úrr cogna du poing
contre sa poitrine.
— Je me montrerai
digne de cette épreuve, Knud.
Les femmes de
l’assemblée – Nerys la première – étouffèrent de petits cris ravis de cette
réponse déterminée. Elles savaient que de nombreux chasseurs inexpérimentés avaient
renoncé au bout de quelques jours, et étaient rentrés bredouilles au village. Ce
n’était pas une épreuve facile, mais ceux qui la réussissaient méritaient leur
place d’homme et la récompense de pouvoir enfin s’établir avec une compagne.
— Le jour de ton
retour, nous nous réunirons à nouveau, expliqua Knud. Tu seras alors un homme
complet aux yeux de tous.
Il se tourna vers le
clan de la montagne et tendit la main pour passer la parole au doyen de leurs
représentants.
— Nous n’acceptons
de confier notre belle Milana qu’à un homme accompli, déclara celui-ci en
posant ses larges poings sur sa taille. Même si vos familles préparent cette
union depuis longtemps, échoue à cette épreuve et il te faudra chercher une
autre compagne, jeune Úrr.
Úrr se frappa de
nouveau la poitrine, encouragé par le sourire de Milana.
— Je ramènerai le
plus grand auroch mâle des environs, et ce jour-là marquera le début de notre
union.
Le doyen du clan de la
montagne acquiesça, satisfait de la réponse.
— Bien, conclut
Knud. Si tu prouves ta valeur et ramènes ton auroch, les autres hommes du
village t’aideront à monter la hutte qui vous abritera tous deux. Les familles
qui le souhaitent vous confieront des bêtes pour compléter votre cheptel, à
condition que vous fêtiez dignement votre emménagement.
Il fit un clin d’œil au
futur couple. Milana et Úrr échangèrent un regard, un acquiescement ravi, et
répondirent d’une même voix :
— Nous remercions
le village pour la prospérité de notre famille.
Tout aurait pu se
terminer sur cette note joyeuse, si Vaïn n’avait pas gémi un peu trop fort.
Knud se tourna vers le
coin des enfants, les sourcils froncés.
— Il y a un
problème ?
Les plus jeunes
pivotèrent vers la silhouette dégingandée de Vaïn. Il était grand comme un
homme, mais pas plus épais qu’une branche. Son menton trop pointu n’arborait
aucune pilosité, et ses cheveux coupés court à la manière des enfants lui
donnaient l’air d’un idiot. Il aurait voulu se cacher quelque part pour se
faire oublier, mais ses parents le foudroyaient déjà du regard. Úrr serra les
poings en une menace silencieuse que Vaïn connaissait bien. « Si tu gâches mon moment, tu vas le
regretter ».
Vaïn tira sur son gilet
en laine de mouton, prêt à s’excuser, mais, alors qu’il ouvrait la bouche, il
croisa le regard de Milana. La jeune femme lui souriait, comme chaque fois
qu’il la voyait depuis qu’elle préparait son union avec Úrr.
Vaïn rougit,
bredouilla, se troubla. Elle était si belle ! Il aurait tout donné pour se
trouver à la place de son frère ! Y avait-il encore une possibilité
d’annuler l’union ? D’empêcher Úrr et Milana d’être ensemble ?
Si seulement le clan de
la montagne attendait juste encore un peu… Vaïn ferait ses preuves, lui aussi,
et il pourrait prétendre devenir le compagnon de la belle !
— Hé bien ?
s’impatienta Knud. Jeune Vaïn, as-tu quelque chose à dire ?
Vaïn déglutit pour se
donner du courage.
— J’aimerai avoir
l’autorisation d’accompagner mon frère lors de sa chasse à l’auroch, dit-il
précipitamment avant de baisser la tête pour entendre la sentence et – surtout
– ne pas affronter le regard désapprobateur de ses parents.
Tout le monde savait
que le garçon n’avait jamais été à son aise en forêt : il se blessait
souvent lors de ses cueillettes et revenait bredouille de la chasse, ce qui lui
attirait les moqueries de ses proches. Les parents avaient décidé que ce second
né, peu débrouillard, devrait apprendre à cultiver la terre même s’il ne
montrait aucune prédisposition pour la tâche, tandis que l’aîné, plus doué en
tout, élèverait du bétail.
En se joignant à la
quête d’Úrr, peut-être trouverait-il un moyen de l’empêcher de réussir ?
Alors Milana ne s’unirait pas à lui, et Vaïn aurait sa chance.
— Tu es impatient
de devenir un homme, toi aussi, murmura Knud en tentant de juger la demande.
Mais ton tour viendra bien assez tôt.
Sa voix se fit plus
dure :
— La fin de
l’initiation doit être solitaire, comme elle l’a toujours été. Ta demande est donc
refusée, jeune Vaïn.
Úrr hocha la tête sans
desserrer les mâchoires, satisfait du verdict. Plusieurs spectateurs exprimèrent
leur assentiment, d’autres lâchèrent un juron de colère face à ce gamin qui
osait intervenir dans une cérémonie qui ne le concernait pas. Une énorme boule
de désespoir grossit dans le ventre de Vaïn.
Les discours reprirent
autour des formalités de la quête et des détails pratiques de l’union à
préparer, mais le jeune homme n’écoutait plus. Il laissait passer du temps pour
se faire oublier. Quand il releva enfin la tête, penaud, ce fut pour découvrir Milana
qui lui souriait toujours.
Sa peine fut aussitôt
balayée par une conviction puissante : elle voulait qu’il réussisse, qu’il
la délivre de sa promesse d’union avec un homme comme Úrr ! Tant pis pour
la décision de Knud. Vaïn suivrait son frère et trouverait une solution pour
l’empêcher de devenir un homme.
Il se rendit soudain compte
que Úrr le fixait toujours, lui aussi. Un frisson glacé courut dans le dos de
Vaïn quand il aperçut le geste furtif que son frère lui adressait : un
pouce traçait un trait le long de sa gorge.
« C’est
la dernière fois que tu me gênes, petit frère. »
2 commentaires:
Mais c'est horrible de nous faire ça ! Je lis, je plonge dans l'histoire, je me réchauffe sous la hutte au coin du feu et paf, ça s'arrête !
Mais qu'est-ce que c'était bien... Alors un grand merci pour ce cadeau.
Rhôooo, merci ! Ça me touche beaucoup !
Bon, ben maintenant faut que la suite soit bien !!! Au boulot.
Enregistrer un commentaire